samedi 1 novembre 2008

L'effroi du Beau


L'effroi du Beau est un livre du philosophe Jean-Louis Chrétien, brillante méditation sur Le Phèdre de Platon, en même temps qu'un remarquable essai de phénoménologie.
"Platon fait de l'effroi le premier présent de la beauté, et pour Dostoïevski et Rilke elle n'est que le commencement du terrible. Cette joie douloureuse, démesurée comme tout amour, est la dimension oubliée par l'esthétique, qui la relègue dans le sublime, distingué du beau. Il faut surmonter l'esthétique pour penser la beauté, si elle est le visage même de l'Être. Les questions qu'elle fait surgir ne sont pas régionales, elles mettent en cause l'être entier de l'homme et les voies selon lesquelles il peut se perdre ou se trouver. La beauté nous éprouve, et cette épreuve décide de tout. Tel est le sens du mythe du Phèdre de Platon, dont Heidegger médita ce qu'il nous donne toujours à penser. La beauté qui se suffit pourtant nous appelle, et nous impose, sans esquive possible, la charge de lui répondre et de lui correspondre."

Déjà, les liens avec l'oeuvre de Jack London se dessinent... même si les thématiques et la forme adoptées par ces deux auteurs semblent bien éloignées. Arrêtons-nous un instant sur la notion de sublime, traitée par Kant dans la Critique de la faculté de juger : le sublime, émerveillement mêlé de terreur, s'éprouve dans la contemplation de la nature. Pour Jean-Louis Chrétien, c'est toute approche de la Beauté, dans l'oeuvre ou dans la rencontre d'autrui, qui nous saisit d'effroi - saisissement où la beauté nous précède, se donne toujours en premier ; elle se révèle à nous comme un appel impérieux, car c'est notre être-même qui s'y trouve mis radicalement en jeu. Appel énigmatique auquel toute réponse fait nécessairement défaut : la réponse finie que nous adressons à l'infini s'abîme dans l'insuffisance, car toujours la démesure de l'appel nous excède.

Cette épreuve en forme d'énigme se donne à voir doublement dans l'oeuvre de Jack London : la relation à la nature, splendide et inhospitalière ; la perception immédiate et intense de la vie dans la sensibilité extrème à la présence d'autrui - on pourrait dire dans la sensibilité extrème tout court de Jack London. En témoigne l'âme vibrante et exaltée de Martin Eden, ainsi que "l'autobiographie d'alcoolique" qu'est John Barleycorn, où Jack London analyse finement le phénomène de l'addiction. Il souligne que les alcooliques sont d'abord des hommes qui ont besoin de se sentir pleinement vivants - ce qui rejoint la thèse, bien postérieure, de William Lowenstein (Ces dépendances qui nous gouvernent), qui fait de l'addiction une maladie de la sensibilité.

"Etre vivant" : c'est le leitmotiv de Ce que la vie signifie pour moi, celui qui dicte l'ascension sociale - et ses désillusions : sur les plus hautes marches de la société, "j'ai rencontré beaucoup d'hommes qui étaient propres et nobles, mais à de rares exceptions près, ils n'étaient pas VIVANTS.[...] Ceux qui ne tiraient pas leur vivacité d'une vie malpropre ressemblaient à des morts non enterrés"
Etre "propre", "noble" et "vivant" : en se battant pour la cause socialiste, Jack London fait l'épreuve de la vie comme d'une "merveille sauvage et douce". Cette épreuve à la fois violente et merveilleuse, c'est aussi celle de la douceur inexorable de la beauté - beauté dans la rencontre mystérieuse de l'autre, qui nous révèle pleinement à nous-mêmes le sentiment intense de la vie. Beauté et noblesse de la cause qui ramène l'homme à son humanité, qui oeuvre à relever l'être humain embourbé dans "le monstrueux égoïsme et le matérialisme abruti" d'un monde défiguré par la barbarie
. Beauté manifestée dans l'art, la littérature, la philosophie. Beauté qui nous saisit en pleine nature, là où la trace de l'homme se fait imperceptible, où notre vulnérabilité se découvre. Là, c'est tout autant le saisissement de la rencontre avec la vie brute que notre fragilité qui nous atteint.

Dans tous ces moments où la vie se manifeste, c'est là que nous sommes des "vivants vraiment vivants" (Prévert) ; et c'est ce lieu que Jack London cherchait sans relâche.

« Il y a une extase qui marque le sommet de la vie, et au-delà de laquelle la vie ne peut pas s'élever. Et le paradoxe de la vie est tel que cette extase vient lorsque l'on est le plus vivant, et elle consiste à oublier totalement que l'on est vivant. » (Jack London)


A écouter sur le site de Canalacadémie : Jean-Louis Chrétien, grandeur de la parole

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