dimanche 2 novembre 2008

"Into the wild" et Jack London

« Into the wild » est un film de Sean Penn sorti en janvier 2008. En voici la trame : tout juste diplômé de l'université, Christopher McCandless, 22 ans, est promis à un brillant avenir. Pourtant, tournant le dos à l'existence confortable et sans surprise qui l'attend, le jeune homme décide de prendre la route en laissant tout derrière lui. Des champs de blé du Dakota aux flots tumultueux du Colorado, en passant par les communautés hippies de Californie, Christopher va rencontrer des personnages hauts en couleur. Chacun, à sa manière, va façonner sa vision de la vie et des autres. Au bout de son voyage, Christopher atteindra son but ultime en s'aventurant seul dans les étendues sauvages de l'Alaska pour vivre en totale communion avec la nature.



Le voyage initiatique

Platon compare l'âme à une statue tombée au fond des mers. Coquillages, algues, etc... se sont incrustés sur la statue, et au bout de quelques années, on n'en reconnaît plus la forme ; elle apparaît comme quelque chose de monstrueux.


Le héros du film tourne le dos à son mileu social et part à l'aventure pour faire « le nettoyage » : se débarrasser des « coquillages » pour revenir à l'essentiel et se trouver lui-même.

De quoi se débarrasse-t-il ? Des modes de vie imposés par la société, dans lesquels il ne se retrouve pas ; et surtout dans lesquels il n'y a aucune vie ni aucun « vivant vraiment vivant » (Prévert). Au cours de ses rencontres, il croise des êtres humains « vraiment vivants », dont la rencontre constitue autant d'enseignements – jusqu'à la confrontation avec la Nature, qui le mettra « à nu ». Une nature non pas rêvée mais, comme le dit London, à la fois éblouissante et hostile, inhospitalière pour l'homme qui s'y trouve en situation de survie.

Pour le héros du film, se débarrasser des « coquillages », c'est sortir le nez de ses livres, abandonner son existence « formatée » pour oser affronter la vie.

Jack London a suivi le parcours inverse : issu du monde ouvrier, il a d'abord vécu puis pensé. Dans Martin Eden (p. 40, édition 10/18) le personnage se compare aux étudiants : « Ils avaient appris la vie dans les livres, et lui l'avait vécue ».

Mais d'une certaine manière, Jack London doit lui aussi se débarrasser de sa gangue de « coquillages », c'est-à-dire des habitudes et des illusions de son milieu ouvrier. Ce qu'il raconte dans Martin Eden ou dans Ce que la vie signifie pour moi.


Que sont ces « coquillages » ? On peut l'interpréter comme l'imprégnation du milieu social qui détermine l'individu, alors même que reste « l'humain » enfoui en chaque individu ; ou, comme le dit Sartre (L'existentialisme est un humanisme), une forme de liberté inconditionnelle, irréductible au déterminisme.



Une philosophie à coups de marteau

Le nettoyage des "coquillages de l'âme", c'est, d'une certaine manière, la pratique de la "philosophie à coups de marteau" entreprise par Nietzsche dans Le crépuscule des idoles. Il s'agit d'une entreprise de démolition des pseudos-valeurs : dans Ainsi parlait Zarathoustra, l'esprit se fait chameau, puis lion, et pour finir enfant : il porte le fardeau des valeurs, les détruit puis en crée de nouvelles. Cette philosophie consiste aussi en une mise à l'épreuve des valeurs, des "idoles" : on les fait résonner à coups de marteau pour savoir si elles sonnent creux ou non.

Reniant les valeurs de son milieu, le héros du film incarne le "lion" nietzchéen. Le point de départ de ses pérégrinations, c'est le secret de famille, dont la découverte fait voler en éclat la confiance dans la famille, et révèle que toutes les valeurs qu'elle porte ne sont qu'hypocrisie. Il met alors radicalement en question les valeurs précedemment admises (l'idée de carrière par exemple) et part en quête d'expériences, de rencontres, qui lui permettraient d'en créer de nouvelles. Notons cependant que Christopher ne part pas de rien : il s'appuie sur ses lectures (Jack London, Tolstoï, Thoreau).

Pour Jack London, c'est l'expérience du monde ouvrier, de l'exploitation, du vagabondage, de la prison... et les désillusions qui l'attendent au sommet de l'échelle sociale, qui en font un critique véritablement nietzschéen des valeurs, aussi bien morales que sociales. Avec un humour jamais démenti ! Dans Le rêve de Debs, l'un des personnages s'amuse cyniquement de l'affolement des grands patrons face à la grève générale ; il leur jette avec insolence : "Inutile de jouer les hypocrites dans cette caverne de voleurs. Le ton noble et hautain est bon pour les journaux, les clubs de jeunes garçons et les écoles du dimanche, cela fait partie du jeu. Mais pour l'amour du ciel, pas de ça entre nous. Vous savez que je connais aussi bien que vous les trafics qui ont eu lieu lors de la grève du bâtiment, à l'automne dernier. Je sais qui a fourni l'argent, qui a accompli les basses oeuvres, qui en a profité. Dans cette histoire, nous sommes tous dans le même sac, et ce que nous avons de mieux à faire, c'est de laisser de côté la moralité. Je le répète, jouez votre jeu, jouez-le jusqu'au bout, et pour l'amour de Dieu, ne glapissez plus."

Cette remise en question n'est pas seulement celle des valeurs "de façade" hypocritement professées par la bourgeoisie ; Jack London interroge - et désavoue - l'échelle des valeurs qui fait mouvoir les hommes dans notre société : la glorification du travail, de l'enrichissement, de l'égoïsme, du pouvoir.

Par son regard critique et lucide, sans concessions, Jack London, dans ses oeuvres et dans sa vie, a réellement pratiqué la « philosophie à coups de marteau » – tout en s'éloignant de l'individualisme nietzschéen, qu'il critique dans Martin Eden. C'est un homme d'action, un tempérament généreux, un coeur vibrant d'émotions ; il choisit la voie de la solidarité (terme aujourd'hui si galvaudé) et de la foi en l'humanité de l'homme, enfouie sous les préjugés et les déterminismes sociaux.


« J'aspire à un temps où l'homme aura une perspective plus haute et plus vaste que son ventre. Un temps où l'homme sera poussé par un stimulant plus intéressant que le stimulant d'aujourd'hui, qui est le ventre. Je conserve ma foi en la noblesse et l'excellence de l'être humain. » (Ce que la vie signifie pour moi, Editions du Sonneur p. 37).


1 commentaire:

Aimzon a dit…

Bonjour Isa

Merci pour cet article passionnant, sur lequel je tombe alors que je viens de lire Martin Eden ; je m'interrogeais sur le lien entre London et Nietzsche, et j'ai été surprise de l'article wikipédia qui affirme que "cette œuvre est une attaque contre le philosophe Nietzsche et l'individualisme."

As-tu un éclairage sur cette affirmation qui me semble fausse ?!
merci